Voyage au cœur des collections : Nicolas Bouvier

Dans les réserves du Musée de l’Elysée somnolent les récits imagés d’un des plus grands écrivains-voyageurs du XXe siècle. S’il est connu pour ses écrits, dont L’Usage du monde, un classique de la littérature de voyage, Nicolas Bouvier (1929-1998) était également chercheur d’images et photographe. Son fonds photographique, déposé puis légué au Musée de l’Elysée après son décès, retrace les déambulations de ce flâneur planétaire, et dévoile des facettes inédites de son regard.

Pascale Pahud, documentaliste au Musée de l’Elysée, gère le fonds depuis son arrivée à l’institution à la mort de Nicolas Bouvier. Son regard azur est empreint d’admiration: "Ses récits et poèmes me fascinent depuis longtemps. Quand j’ai appris que le musée accueillerait son fonds, c’était une réelle bénédiction!" Ce trésor visuel comprend environ 1100 tirages originaux, 14'000 négatifs, 100 planches-contacts et 7000 diapositives. Les archives littéraires de l’écrivain suisse sont quant à elles hébergées par l’Université de Genève. "Pour Bouvier, l’écriture et la photographie étaient intimement liées. Cela peut créer des enjeux dans la gestion habituelle des fonds, qui sont séparés selon les disciplines", explique-t-elle.

L’Usage du monde, et au-delà

"Quand le fonds est arrivé, il n’y avait que des photographies du Japon, et aucun signe des négatifs de L’Usage du monde", se remémore Pascale Pahud. Ce sera seulement en déménageant son atelier que sa famille retrouvera les clichés manquants: "Ils étaient tombés derrière une armoire", s’exclame-t-elle, égayée, avant d’ajouter: "Personne n’avait plus vu ces négatifs depuis longtemps." Dans un silence quasi-religieux, la documentaliste ouvre une boîte d’archives.

A l’intérieur, le temps se rembobine: 1953-1954, la route défile, de la Yougoslavie à l’Afghanistan. On découvre des fragments de son année de bourlingue avec son ami peintre Thierry Vernet. Sur les tirages, les routes poussiéreuses de Tabriz, où l’auteur passera l’hiver à attendre la fonte des neiges. Mais aussi la fameuse Fiat Topolino, en panne au cœur du désert de pierres de Baloutch, ou encore une ferme traditionnelle du Kurdistan, faite de paille et de terre sèche.

Une liberté tumultueuse

Plonger dans le fonds photographique de Nicolas Bouvier, c’est aussi se perdre dans le dédale d’une pensée tourmentée par une quête constante de liberté. "Bouvier ne rêvait que d’une chose: se laisser aller à la rencontre du monde et des autres", partage Pascale Pahud. Une désinvolture qui se retrouve dans son fonds: "Les premières photographies de son atelier sont arrivées en désordre, dans des cabas de Migros…" La plupart des tirages n’étant pas légendés, un long travail de datation et de classement attendait la documentaliste.

Un véritable puzzle pour cette passionnée des textes de Bouvier, qui apprend alors à décrypter son écriture: "A force, j’ai appris à déchiffrer sa plume selon l’heure à laquelle il écrivait, partage Pascale Pahud d’un air enjoué. Ses notes matinales sont beaucoup plus lisibles que les nocturnes…" Au milieu des années 1990, elle rencontre le célèbre écrivain-voyageur: "Je suis allée chercher des images dans son atelier, à Genève. Il m’a dédicacé le Poisson-Scorpion avant de m’offrir un grand verre de whisky." Son visage s’illumine un peu plus encore lorsqu’elle évoque le personnage: "Mon grand regret est de ne l’avoir pas rencontré plus souvent. C’était une personne très sensible et chaleureuse, qui racontait magnifiquement le monde avec sa voix unique et envoûtante."

Le don du visage

Une sensibilité qui transparaît dans son regard humaniste, épris par les visages. Si Nicolas Bouvier utilisait dès ses premières escapades la photographie comme calepin visuel, c’est au Japon que son approche s’affinera: "Dès son premier voyage, en 1955, on remarque un changement dans sa prise de vue, la qualité des images, et la maîtrise de la lumière", explique Pascale Pahud. Et pour cause: à Tokyo, Nicolas Bouvier se lie d’amitié avec un barman ex-photographe qui l’initie à sa technique: "Ils développaient ses films dans les shakers du bar!"

La photographie devient alors un véritable sésame, lui ouvrant les portes de milieux hermétiques comme le théâtre nô et le sumo. Des acteurs-danseurs aux lutteurs, en passant par les commerçants et passants, les visages sont nombreux dans les clichés de Japon, un ouvrage photographique commandité par Charles-Henri Favrod en 1967.

La couleur du voyage

Si du vivant de Nicolas Bouvier, plusieurs expositions sont consacrées à son travail photographique, son fonds recèle de clichés insoupçonnés. "On voit souvent les mêmes images de Bouvier, sur le Japon et L’Usage du monde. En traitant le fonds, j’ai découvert énormément de diapositives couleurs, beaucoup plus abstraites et graphiques." La documentaliste fait défiler les images: on aperçoit des gros plans de palissades délabrées, similaires à des mille-feuilles de peintures et d’affiches déchirées, mais aussi des débris de verre en Italie, des galets en Irlande… Une photographie du détail et de la couleur: "C’est comme si, avec l’âge, son regard s’était concentré sur les objets les plus humbles pour leur redonner une pleine existence."

En 2018, à l’occasion des vingt ans de la disparition de Nicolas Bouvier, le Musée de l'Elysée organise une exposition inédite, dans le hall de l’UBS à Lausanne. "L’idée était de révéler cette autre facette, plus graphique et picturale, de ses photographies de Nicolas Bouvier", explique Pascale Pahud, qui en fut la commissaire. Une seconde exposition, incluant des images nippones peu connues, suivra l’année suivante à Cologny.

Plus de deux décennies après l’arrivée du fonds à Lausanne, la documentaliste savoure toujours ce voyage par procuration: "Parfois, en voyant ses images, je crois entendre la musique que Bouvier enregistrait et sentir la chaleur, le froid, mais aussi les odeurs de cet ailleurs… C’est magnifique, car on a la beauté des images sans les inconvénients et les difficultés des voyages entrepris par Bouvier à l’époque."

Rachek Barbara Häubi
Cet article a été rédigé pour L’Elysée hors champ, un journal en ligne réalisé en partenariat avec le journal Le Temps lors de la fermeture du musée pour son déménagement à Plateforme 10. L’Elysée hors champ était actif de septembre 2020 à décembre 2022.

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